Le Match de la Mort

Ami lecteur, Carton Rouge a le plaisir de publier le magnifique texte de Timothée Guillemin sur le «Match de la Mort». Cette histoire s’est passée à Kiev, en ex-URSS, durant la Deuxième Guerre mondiale. Nous publions ce récit poignant et passionnant en trois parties.

Le Major Heinrich Walter est serein en ce paisible jour de Juin 1941, les Soviétiques se tiennent tranquilles et la lettre qu’il vient de recevoir ne laisse planer aucun doute : sa femme pense à lui ! Il reconnaît la fine écriture, légèrement penchée, comme enjouée, et se réjouit de l’ouvrir. Il se conforme cependant à la tradition, cette tradition qui le rassure et lui procure encore plus de joie : il lira cette lettre pendant sa pause de midi, au café, bien au chaud. La vie est faite de petits plaisirs, même à la guerre. Peut-être encore plus que d’habitude, même. Il y pensera toute la matinée, à cette lettre, il la serrera contre son cœur, il en imaginera les expressions, les mots d’amour la saupoudrant. Elle lui parlera du chien qui va faire des trous dans le jardin du voisin, de la petite qui pleure quand elle perd ses jouets, du garage qu’il faudra repeindre après la guerre. Les aléas de l’existence qui vous font oublier pour un instant le bruit des canons. Le Major Heinrich Walter attend avec impatience l’heure du café et ferme doucement les yeux comme s’il essayait déjà d’en sentir l’odeur. «Walter, vous dormez ou quoi ? C’est pas le moment, on vient de recevoir ça ! Et effacez-moi ce sourire à la con, Major, et corrigez-moi cette tenue de merde !»
Le Major Walter ne se formalise pas de ce discours familier, il est membre d’Etat-Major et y est habitué. Il se saisit de la lettre amenée par le Colonel Friedrich, Commandant de la 4ème Brigade d’Artillerie et il n’a pas besoin de lire au-delà du deuxième paragraphe. Il a compris. C’est pour demain.
Nikolaï Trusevich lance ses chaussures contre le mur du vestiaire et peste contre l’arbitre ! «Encore une victoire grâce à un penalty imaginaire pour «Musor»…Ca commence à bien faire ! On est meilleurs qu’eux, on domine tout le match, mais ces damnés Moscovites ont le pouvoir avec eux ! J’en ai marre…» Ses coéquipiers essaient tant bien que mal de le calmer, mais au fond d’eux-mêmes, ils savent bien qu’il a raison. Le Dinamo Moscou est le club du gouvernement et il ne fait aucun doute qu’il a profité une fois de plus des largesses du trio arbitral. Le problème est que Trusevich a un sale caractère et qu’il a déjà reçu des avertissements officiels. Et même si les Ukrainiens ne portent pas Staline dans leur cœur, il vaut mieux le taire, même pour un gardien de but exubérant comme le leur. Toujours est-il qu’avec cette victoire à Kiev, le Dinamo Moscou fait un pas prépondérant vers le titre de Champion d’URSS et que cela rend Trusevich fou. Il ne reste même pas après le match pour partager une bière avec ses coéquipiers, il rentre directement chez lui retrouver Natalya et le petit Sacha, oublier les injustices de son sport favori. Nikolaï Trusevich est un citoyen extrêmement patriote et il ne comprend pas que le pays qu’il aime, cette Union Soviétique qu’il aime tellement, puisse ainsi le tromper. Le doux regard de Natalya et Sacha qui lui saute dans les bras lui feront cependant vite oublier sa désillusion et la soirée se passe tranquillement. Une fois Sacha couché, le jeune couple sort sur le balcon de leur appartement du centre-ville. La nuit tombe sur Kiev et Nikolaï embrasse tendrement Natalya en lui faisant remarquer combien leur ville est belle et paisible en ce mois de Juin. Le fait est qu’il fait bon vivre à Kiev en 1941 et c’est complètement apaisé que Nikolaï et Natalya s’offrent un moment de tendre complicité. Kiev est belle, ils s’aiment et la guerre qui fait rage en Europe de l’Ouest ne les concerne pas.
Le Major Heinrich Walter reprend son souffle, s’essuie le front et marche enfin devant sa division. Il regarde ses officiers, il voit en eux le doute. Ils savent pourquoi ils sont réunis ici, avec leurs soldats derrière eux. La nouvelle a fait le tour de la division, et si certains jouent aux durs, tous sont angoissés. Ce jour devait arriver, mais tous espéraient secrètement que le Führer tiendrait à son pacte de non-agression avec Staline. Voici la missive lue en ce 22 Juin 1941 par le Major Walter :
«Soldats du front de l’Est !
Écrasé par de lourds soucis, je me suis tu pendant des mois.
Voici l’heure venue : mes soldats, je peux enfin vous parler à coeur ouvert :
Environ 160 divisions russes sont massées à notre frontière. Voici des semaines que des violations continuelles de cette frontière se répètent, non seulement chez nous, mais aussi dans l’extrême-nord de la Roumanie.
Voici le moment, soldats du front de l’Est, où nous allons accomplir une entreprise qui, par son extension territoriale et par les forces qu’elle met en jeu, est la plus grande que le monde ait jamais connue. Au nord, sur les bords de l’océan Arctique, nos camarades commandés par le vainqueur de Narvik, agissent en liaison avec les divisions finlandaises.
Quant à vous, vous constituez le front de l’Est. Enfin, en Roumanie, sur les rives du Pruth, du Danube aux rivages de la mer Noire, soldats allemands et roumains sont réunis sous le commandement du chef d’état Antonesco. Si cet ensemble d’armées, le plus grand de l’histoire du monde, passe maintenant à l’attaque, ce n’est pas seulement pour créer les conditions indispensables à la conclusion définitive de cette grande guerre ni pour protéger les pays momentanément affectés, mais pour sauver toute la culture et toute la civilisation européennes.
Soldats allemands ! Vous allez donc affronter un combat pénible et lourd de responsabilités. Songez-y : le sort de l’Europe, l’avenir du Reich allemand, l’existence de notre peuple sont désormais entre vos mains.
Puisse dans ces combats le seigneur Dieu nous assister tous !»
Adolf Hitler

Pas un bruit n’émerge des rangs. Tous semblent résignés et savent ce que ces mots signifient. L’opération Barbarossa a débuté, la Wehrmacht va envahir l’Union Soviétique ! Le Major Walter replie la lettre du Führer, salue ses officiers et les laisse disposer de leurs compagnies. Le moment est beau. Beau et tragique. En lisant ces lignes, il vient d’envoyer ces hommes à la mort. Il remonte dans son bureau, s’allume une cigarette. Sa main tremble. Il sait que le monde vient d’entrer dans l’horreur.
«C’est quoi ce bordel ? Pourquoi la ligne de distribution s’est-elle arrêtée ?» Nikolaï Trusevich en a assez, il est de mauvaise humeur en ce lundi matin. Il pleut sur Kiev et il avait oublié avoir parié 50 roubles avec son ami Ivan qu’il ne prendrait pas de but contre Moscou. Putain d’arbitre ! Déjà que ce n’est pas facile d’aller travailler après une défaite…Il a entendu que certains joueurs étaient professionnels en Europe de l’Ouest et trouve cela vraiment ridicule. Bien sûr que vivre du football lui plairait, mais enfin, il n’apporterait rien à la société ! Chaque homme a sa place et l’Etat fonctionne ! Quand même, être footballeur professionnel…Allons bon, il y a d’autres soucis pour l’instant. Et ce tapis qui ne se remet pas en marche ! Ce n’est pas fréquent, pourtant, il doit y avoir un problème. Nikolaï délaisse sa place de travail, on ne lui en voudra pas, et va s’enquérir de ce qu’il se passe. Ah, le journal est arrivé, il est placardé au mur comme d’habitude. Nikolaï n’a même pas envie d’aller lire, il sait bien qu’il y trouvera un article sur le match et est déjà suffisamment irrité. Il grogne quand même contre le camarade Sergei, coupable de faire baisser la productivité en allant lire le journal au lieu de faire fonctionner sa chaîne. Nikolaï est un citoyen patriote. Il est d’autant plus choqué d’apprendre que les Nazis viennent de violer le territoire de l’Union Sovétique.
Mécaniquement, le Major Walter regarde son vaste tableau des opérations. Trois mois déjà que l’armée allemande est entrée en Union Soviétique. Le froid commence à se faire sentir et la lassitude augmente. La logistique suit, les troupes allemandes sont bien nourries dans l’ensemble et les officiers de son rang n’ont pas à se plaindre. Il a enfin pu lire la lettre de sa femme et y répondre, mais les horreurs qu’il a vues depuis trois mois l’empêchent de sourire. Les petits drapeaux accrochés au mur ont beau seulement symboliser la prise de Borisov, Minsk ou Brest-Litovsk, le Major sait bien que derrière chaque symbole sont cachés les cadavres fumants de milliers de citoyens soviétiques dont le seul tort aura été de défendre leur pays. Certes, la mission se déroule bien et l’armée allemande marche sur Moscou et s’enfonce jour après jour plus profondément dans les entrailles du territoire de Staline, lui vrillant les organes vitaux, lui cassant les reins. L’Ours Soviétique souffre et l’Aigle Allemand survole les débats. Pourtant, l’officier allemand sent bien que quelque chose cloche dans cette histoire. Jusqu’ici tout va bien pourtant et la fin de sa mission s’annonce aisée : prendre Kiev, et y rester jusqu’à la fin de la guerre en soutenant éventuellement les troupes parties sur Moscou, Stalingrad et Leningrad. En gros, simplement faire capituler Kiev et tenir la ville. La mission est aisée, les troupes soviétiques s’étant déjà repliées 15 kilomètres avant Kiev au prix de lourdes pertes, ne laissant que des ouvriers, des femmes, des vieillards et des enfants dans la cité. Heinrich Walter espère juste qu’aucun citoyen ne fera la bêtise de résister et que le sang ne coulera pas. (…)
La suite…

Commentaires Facebook

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.